Le Regroupement québécois de la danse, en collaboration avec La danse sur les routes du Québec, a invité diffuseurs spécialisés, pluridisciplinaires et artistes en danse a une table ronde virtuelle le 17 juin pour que la danse continue à vivre sur les scènes et à rencontrer ses publics partout au Québec. Les panélistes Mélanie Demers (MAYDAY), Stéphane Labbé (Tangente), David Laferrière (RIDEAU / Théâtre Gilles-Vigneault), Katya Montaignac, Pierre-David Rodrigue (La DSR) et Caroline Ohrt (Danse Danse) ont partagé leurs réalités, enjeux et points de vue sur la diffusion en contexte de distanciation physique avant d’élargir la discussion avec les quelque 130 personnes présentes. Outre un dialogue essentiel et précieux entre artistes et diffuseurs, cette rencontre a permis de se projeter collectivement dans l’avenir.
La réalité actuelle des diffuseurs
Perspectives de deux diffuseurs spécialisés en danse
«Ne pas faire les choses à tout prix ou à n’importe quel prix.» Caroline Ohrt
Pour la codirectrice artistique et directrice du développement de Danse Danse, Caroline Ohrt, il s’agit d’être agile, car la situation fluctue rapidement. Ayant prévu d’accueillir à l’automne trois compagnies internationales, elle fait face à un véritable casse-tête, mais accepte de composer avec une prochaine saison modulée. Saison qui pourrait être hybride et comprendre d’autres propositions que des spectacles. La directrice parle d’un «terrain d’essais-erreurs» tout en soulignant qu’une aide gouvernementale additionnelle sera nécessaire pour pouvoir présenter des propositions artistiques dans le Théâtre Maisonneuve en respect des règles de distanciation.
De son côté, Stéphane Labbé, directeur général de Tangente, a indiqué que son équipe, de concert avec les artistes, a pris le parti de reprogrammer prioritairement les spectacles annulés. Le diffuseur a également prévu des scénarios plausibles si toutefois les 2 mètres de distance physique étaient à respecter jusqu’en juin 2021.
Du côté des diffuseurs pluridisciplinaires
Acteurs majeurs de la présentation de spectacles sur le territoire, les diffuseurs pluridisciplinaires n’ont pas été épargnés par la pandémie. Leur modèle d’affaires dépendant de la billetterie, leurs revenus se sont effondrés. De plus, leur programmation s’articulant autour d’un grand nombre de spectacles prévus très longtemps à l’avance, il leur est bien difficile de réagir à la situation actuelle avec souplesse et agilité.
Les aides gouvernementales qui leur sont destinées ne sont pas suffisamment conséquentes et malgré un accès privilégié au cabinet de la ministre pour certains, la situation n’avance pas vite. Ils se sentent en possession de trop peu de leviers financiers pour prévoir l’automne prochain.
De plus, le double chapeau porté par leurs directeurs, à la fois administratif et artistique, les empêche de remplir à 100% chacun de ces rôles fondamentaux.
Pierre-David Rodrigue, directeur général de La danse sur les routes du Québec, confirme qu’il est temps d’investir de l’argent dans la diffusion pluridisciplinaire et de réfléchir à un modèle d’affaire plus adéquat, de même qu’à une écologie de la diffusion plus équilibrée.
La circulation de la danse au Québec
«Développer, investir et porter la danse sur les territoires. Ceci est une clé importante pour l’écologie de la danse.» Pierre-David Rodrigue
La rencontre a témoigné du grand désir des artistes de présenter leurs oeuvres partout au Québec et les diffuseurs présents ont abondé en ce sens.
Le chorégraphe et directeur artistique de Par B.L.eux, Benoît Lachambre, a dit se sentir exclu des régions en déplorant n’avoir présenté que deux fois une création à l’extérieur de Montréal en près de 25 ans. Plusieurs artistes en danse proposant des oeuvres dites «de niche», considérées comme moins accessibles par le grand public, se sont fait dire par le passé que le public en région n’était pas prêt pour ce type de propositions artistiques. Le chorégraphe Sylvain Émard dont la compagnie Sylvain Émard Danse a de son côté tourné un peu au Québec, a invité à ne pas sous-estimer les publics, ce que plusieurs ont salué.
D’après Pierre-David Rodrigue, pour que davantage de spectacles de danse, et notamment des oeuvres considérées comme plus “pointues”, soient diffusés partout sur le territoire, même devant une jauge réduite, il faudrait octroyer un financement conséquent aux diffuseurs en région. Le directeur général de la DSR a affirmé que les instances municipales constituent une pierre angulaire pour assurer ce soutien. Il a finalement rappelé qu’il y avait plusieurs diffuseurs passionnés au Québec qui n’attendent que de pouvoir présenter plus de danse. Par exemple, du côté du Théâtre Gilles-Vigneault, une formule de commissariat avec l’interprète et enseignant Alexandre Morin est en train de se développer.
Annie-Claude Coutu Geoffroy, coordonnatrice du Volet Danse au Théâtre Hector-Charland, explique qu’en région le public est souvent attaché à une salle en particulier et qu’il serait nécessaire de l’inciter à découvrir d’autres salles. La collaboration entre partenaires est ainsi essentielle pour encourager le déploiement des artistes en région.
Tout comme Annie-Claude Coutu Geoffroy, plusieurs artistes et diffuseurs pensent qu’il faut opérer ces changements dès maintenant.
Certains proposent que le Conseil des arts et des lettres du Québec déploie un programme de tournée québécoise et que des initiatives de médiation culturelle accompagnent la présentation de spectacles en région.
La diffusion à l’international
Bien que plusieurs artistes prônent une présence accrue sur le territoire québécois et expriment le souci de minimiser leur empreinte écologique, Pierre-David Rodrigue rappelle que le milieu de la danse est somme toute tributaire de l’exportation. Il invite à poursuivre en parallèle un travail pour soutenir le rayonnement international, prévoyant que l’impact de la pandémie sur la tournée pourrait être drastique dans 2-3 ans.
Composer avec de nouveaux axes de création
La distanciation des artistes
Les mesures sanitaires avec lesquelles les artistes doivent composer posent question. Si certains pourront présenter des solos – forme habituellement très peu présente chez les diffuseurs en région qui travaillent avec de très grands plateaux et des salles de plusieurs centaines de sièges moins adaptés aux oeuvres intimistes -, d’autres comptent adapter ou créer des pièces de groupe qui respecteront la distanciation des artistes sur scène.
Danse Danse s’est dit ouvert à tout type de propositions et Caroline Ohrt a invité les artistes à la contacter pour en parler. David Laferrière, président de RIDEAU, les a quant à lui encouragés à proposer leurs projets aux diffuseurs. De son côté, Mylène Robillard, agente culturelle à la Maison de la culture de Notre-Dame-de-Grâce, a affirmé saisir les opportunités qui se présentent en s’ajustant au fur et à mesure et a invité les artistes à rester intègres envers leur démarche artistique. Enfin, Stéphane Labbé, a rappelé l’importance de discuter avec les artistes pour faire en sorte que tous se sentent en sécurité.
Caroline Ohrt a abondé dans ce sens, tout en mentionnant qu’il faut aussi s’adapter aux besoins du public, dont une partie n’osera peut-être plus aller en salle.
La place du numérique
La chorégraphe Helen Simard a encouragé les diffuseurs à aider les artistes à «trouver des solutions dans le champ des possibles» et a témoigné de son expérience de processus de création interrompu par la crise. Contre toute attente, elle s’est dite en train de vivre un des plus beaux processus de création de sa carrière. Utilisant le numérique comme un outil, elle s’est éloignée du spectacle qu’elle était en train de créer pour accueillir un nouveau spectacle. À travers un écran interposé, elle a laissé une grande place à l’improvisation des interprètes, leur faisant confiance et écoutant leurs intuitions et leurs inquiétudes.
Pour Caroline Ohrt, le numérique fait partie intégrante de l’enjeu de diffusion. Pour autant, elle considère qu’il ne s’agit pas d’y avoir recours à tout prix et de faire défaut au vivant.
C’est une avenue qui propose des options viables et des perspectives et Danse Danse y a déjà recours en marge de la diffusion en salle, notamment via un blogue de création ou pour proposer des outils de développement des publics et d’éducation. Elle voit là une opportunité de développer, en complément de l’offre en salle, des projets purement numériques qui seraient pérennes.
Dans la transition actuelle qui laisse de plus en plus de place au numérique, l’enjeu de la gratuité reste problématique, pour les artistes comme pour les diffuseurs. Caroline Ohrt préconise la mise en place d’un modèle payant, qui contribuerait, comme elle l’espère, au déploiement de la valorisation des arts vivants en ligne.
Ralentir le rythme
«Transformer nos façons de faire prendra du temps et il faut se le donner.» Katya Montaignac
Les artistes Mélanie Demers et Katya Montaignac, toutes deux panélistes de la rencontre, désirent que l’emphase soit moins mise sur la production de créations. Si, en complément de son allocution, Mélanie Demers parle de favoriser les reprises et de permettre une plus longue vie aux œuvres, Katya Montaignac propose de réfléchir avec les diffuseurs à d’autres critères d’évaluation que ceux basés actuellement sur le quantitatif. Cette dernière pense que tous les artistes sont prêts à ralentir, mais qu’ils se sentent impuissants en raison de leur précarité qui suppose une accumulation de contrats pour exister. Elle suggère de programmer autre chose que des spectacles dans les théâtres, de proposer des plages de diffusion, mais aussi de recherche, de médiation, de réflexion, toutes rémunérées. Et d’inviter le public à ces différentes réflexions sur l’art de la danse.
Redonner du pouvoir aux artistes…
Au-delà d’une volonté de permettre aux artistes d’avoir plus de temps, pour réfléchir et pour développer leurs projets artistiques, les échanges ont laissé transparaître une réelle volonté de leur donner plus de pouvoir, de les recentrer au coeur des réflexions des diffuseurs, spécialisés comme pluridisciplinaires. Comment y parvenir?
«C’est une question de curiosité, d’écoute, de sensibilité, de rapport à établir avec les artistes. C’est une occasion à saisir maintenant.» David Laferrière
Tangente travaille déjà étroitement avec les artistes qu’il programme et n’initie aucune démarche sans leur accord. C’est ainsi qu’ils ont été consultés suite à l’annulation de neuf spectacles pour discuter des risques, des impacts et trouver des solutions convenables pour tous. Stéphane Labbé a même partagé le souhait de son équipe de soutenir encore davantage la création en s’impliquant plus auprès de l’artiste tout au long du processus de création, mais aussi en termes de communications et de médiation.
Caroline Ohrt a réitéré également la volonté de Danse Danse de continuer à soutenir la création et même de bonifier les expériences de résidence offertes grâce à des partenaires. Le diffuseur se questionne aussi sur l’expérience que les artistes sont prêts à vivre: s’ils sont prêts à présenter leur oeuvre devant un public éparpillé dans la salle, alors il abonde dans ce sens, tout en pesant les pour et les contre; si, au contraire, les artistes ne le souhaitent pas, le diffuseur n’insiste pas.
Pierre-David Rodrigue a fait part de sa préoccupation quant aux iniquités qui se creusent et continueront de se creuser, rappelant la sous-représentativité des artistes Autochtones et racisés en matière de diffusion.
… Sans alourdir leur charge
Le directeur général de la DSR a remarqué une tendance à encourager l’auto-diffusion des artistes, véhiculée notamment par les nouveaux programmes gouvernementaux mis en place. Même si cela donne un certain pouvoir à l’artiste, ça l’amène aussi à porter un poids supplémentaire en endossant un métier qui n’est pas le sien. D’un autre côté, cela remet également en cause les rôles acquis par les diffuseurs.
Artistes et diffuseurs ont salué l’initiative d’une telle rencontre, où chacun a pu s’exprimer en toute transparence et où tous ont senti une grande ouverture au dialogue, à la collaboration et au partage d’idées porteuses. Un premier pas dans la même direction qui confirme au RQD l’intérêt de poursuivre sa collaboration avec la DSR pour le développement et le rayonnement de la danse partout au Québec.