Poétique du travail
«Et le travail, qui célèbre les noces de l’Homme et de la Terre, est encore relation et poésie.»
(Léopold Sédar Senghor, LIBERTÉ tome 1: Négritude et humanisme, Seuil, 1964, p. 206)
Zab Maboungou questionne la notion de travail en dialogue avec Katya Montaignac dans cet échange tiré de l’atelier du RQD Élargir son regard critique sur la danse. Extrait d’une réflexion philosophique, politique et sensible sur la place du travail dans nos vies et nos métiers.
Katya Montaignac (K): Depuis le début de la pandémie, je m’interroge sur la reprise de nos activités. Cette parenthèse nous permet-elle de revoir nos manières de travailler? Qu’avons-nous appris de cette crise? Nous aura-t-elle durablement transformés? Qu’est-ce que représente la notion de travail pour toi?
Zab Maboungou (Z): Le travail est un moteur intrinsèque, plus qu’essentiel, qui se situe au cœur même de la vie et de notre capacité d’exister. On parle de «travail» à propos des femmes qui accouchent. Nous sommes tous et toutes issus de cette force vitale.
Nous avons l’habitude de considérer le travail comme un effort, une obligation, une corvée pénible et difficile[1]. Parler de sa poétique permet de nous dépayser de ces notions et nous invite à un retour. Nous travaillons jour après jour à vivre en relation avec le cosmos! La danse est liée au travail à travers ces noces de l’humain et de la terre que Senghor définit comme «relation et poésie».
K: Carmen Salas pose la question du rôle de l’art dans une époque de transformation sociale en ces termes: «Est-il réaliste de continuer à créer / produire / faire nos affaires comme d’habitude s’il n’y a pas une structure / infrastructure solide / équitable / durable en place qui puisse soutenir ce que nous créons / faisons ? Ne devrions-nous pas consacrer toute notre énergie / nos ressources / notre temps / nos efforts à concevoir / construire / reconstruire / exiger des systèmes / infrastructures / cadres plus solides?»[2] Qu’est-ce que la crise pandémique révèle sur notre rapport au travail?
Z: Le travail nous engage dans une contribution à la société. La communauté implique l’idée du partage. Notre travail intervient fondamentalement à travers le soin que nous portons aux autres et aux objets qui nous entourent.
L’Occident a organisé notre existence à travers une mécanisation du travail qui nous a précipités dans un univers économique. Nos vies sont réglées autour du contrôle de la productivité et de l’exploitation de notre force de travail.
Notre rapport au travail s’est ainsi socialement défini à travers nos modes de production. Il nous définit désormais. Dans le cadre d’une rencontre, on nous demande d’abord: «Qu’est-ce que tu fais?»[3] Mais qu’en est-il de notre rapport à la nature? Temps de vie et temps de travail sont désormais devenus séparés.
K: Qu’est-ce qui demeure sacré dans ton travail même si celui-ci est considéré comme «non-essentiel»?[4]
Z: Ce n’est pas mon travail qui est sacré, c’est ma vie! Nous avons besoin de revoir notre rapport au travail et ce qui compte dans nos vies. Mon métier est porteur de vie. Nous entonnons avec le chant et la danse notre rapport au travail. Que serait notre société sans cette capacité à célébrer le labeur? La danse moderne s’est définie en rupture avec l’image du corps idéal du ballet. La mise en scène de l’effort est devenue une des caractéristiques de la danse contemporaine.
L’Occident a imposé au monde son rapport à la productivité. Les esclaves n’étaient pas considérés comme des humains mais comme des outils de travail. La démocratie est née dans ce rapport à l’esclavage[5]. La danse représente à ce titre une forme d’éloignement du travail tel qu’il est conçu par l’éthique protestante dont hérite le capitalisme néolibéral.
[…] Le rituel consiste à dérégler la vie sociale afin de la régénérer. Il nous rappelle que nous sommes liés au champ de la nature qui déborde du social. En tant que danseurs et danseuses, nous nous situons au cœur de cette problématique. Quelle est la destination de nos activités? Comment sommes-nous connectés en danse? Comment travailler avec le collectif et le social plutôt que pour le capital? Travailler en danse, c’est se débattre avec la société, se débattre avec nos corps.
Dialogue entre Zab Maboungou et Katya Montaignac
dans le cadre de la formation Élargir son regard critique sur la danse en novembre 2020.
[1] Rappelons que «le mot travail signifie en ancien français « tourment et souffrance », et découle du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture à trois poutres. L’idée que le travail, réservé aux esclaves, puisse être conçu comme une source de liberté aurait paru pour le moins saugrenue aux Anciens» (Jean-Philippe Warren: Manger, s’amuser, réussir, Liberté, 313, automne 2016, p. 34-36. URI: https://id.erudit.org/iderudit/83387ac).
[2] Carmen Salas: What should we expect from art in the next few years/decades? And what is art, anyway?, medium.com, 8 mai 2020 [https://medium.com/@CarmenSP/what-should-we-expect-from-art-in-the-next-few-years-decades-and-what-is-art-anyway-be9f75c3d1ae].
[3] «La valeur travail s’est imposée au cours de l’histoire récente comme la réalisation sine qua non de toute existence humaine» (Gérard Amicel et Amine Boukerche: Autopsie de la valeur travail. Avons-nous perdu tout sens de l’effort ? Éditions Apogée, 2020).
[4] Lire aussi Caroline Blais, Virginie Jourdain et Mercedes Pacho: «Entre don, résilience et épuisement: jusqu’où et comment travailler?» in Troubler la fête, rallumer notre joie / To spoil the party, to set our joy ablaze, recueil publié en 2017 suite à la Journée sans Culture du 21 octobre 2015, p. 14-21 [https://issuu.com/journeesansculture/docs/jsc_publication_online_sp].
[5] La conciliation travail/famille nous impose de revoir notre rapport à la vie. Depuis longtemps, les féministes revendiquent notamment la reconnaissance du travail ménager.