Échos du passé: Martine Époque
UNE FEMME
Martine. Elle a bien vite mâtiné son «peuchère» méridional de l’accent québécois et, avec Denis, son amoureux d’une vie, elle a fait rimer les prénoms de ses filles avec le sien. Me reviennent de façon désordonnée, bribes d’anecdotes, de sensations qui courent sur plus de 50 ans et mêlent vie privée et professionnelle. Je n’en garantis pas la chronologie et l’exactitude tant la mémoire est une fabrique de fiction.
On s’est connues à Paris à l’École normale d’éducation physique en 1962. Elle, déjà mordue de danse et de musique. Moi, sprinteuse tâtant du mime. Nous avons partagé de courtes vacances estivales non loin de son Six-Fours-les-Plages natal, puis on s’est perdues de vue avant de se retrouver au Québec fin 1960, l’une à l’Université de Montréal, l’autre à l’Université Laval. En 1969, j’assiste, à un mois d’intervalle, à un spectacle du Groupe de la Place Royale au Palais Montcalm de Québec, puis, invitée par Martine, à celui du tout nouveau Groupe Nouvel’Aire (c’était son nom avant que l’office de la langue française ne le rectifie!) à Vincent D’Indy. La roue est lancée. «Madame» (Chiriaeff) est venue en spectatrice. J’y fais la connaissance de Philippe Vita, Johanne Laporte, Sylvie Pinard, Denis Poulin et d’autres encore qui allaient devenir pour certains mes partenaires de danse des prochaines années. Passion partagée, peu de moyens, cours et répétitions le soir au sous-sol du pavillon d’éducation physique de l’U de M au ras des pots d’échappement, les soupers au Joe Steak House, la bonne bouffe de Martine et les fous rires, les fous rires, les discussions… On déménagera au 451 Mont-Royal Est (actuellement Studio Bizz), sablant les planchers, élevant des cloisons. On est chez nous. La professionnalisation commence là. Priorité à la danse. Chacun trouve une fonction, outre celle de danser, dans la répartition des tâches.
Flashs. Un départ en Gaspésie un soir de Noël, en voiture, à quatre, Martine vient de nous annoncer qu’elle est enceinte, je prête des vêtements chauds. Lendemain matin de givre sous un soleil brillant. Heureux. Au Brésil, le bébé (sa seconde fille) dans son couffin, Martine donne un cours de sa technique, à la coordination si complexe pour moi. À qui? Des étudiants d’université? Je ne me souviens pas. Il fait chaud dans le studio ouvert. Elle allaite à la pause. Au Brésil encore, sous un préau d’école, soir de spectacle, Martine ajuste les portés pour éviter de se cogner la tête sur les poutres trop basses. À un autre endroit, on refuse de danser sur un plancher où les clous dépassent. On reviendra le lendemain. À Ouro Preto, on s’érafle la peau sur du vieux plywood. On en a ri souvent.
Martine, la musicienne. Par elle, les compositeurs contemporains sont venus jusqu’à nous: l’ami André Prévost, Michel Longtin, Micheline Coulombe-Saint-Marcoux, Parmegiani et bien d’autres. Sous son impulsion, un lot d’aventures et de chocs esthétiques: la découverte des pionnières, Riopelle, Renaud, Sullivan dans nos studios, Cunningham, les performances de Myriam et Lawrence Adams, les professeurs invités, notamment la précieuse Linda Rabin.
«Bien sûr nous eûmes des orages», relatés dans son livre, des jours où des désaccords sur des choix artistiques et le fonctionnement nous ont opposées. Dur pour elle, pour moi, pour nous tous. Pour des artistes en voie d’émancipation qu’elle avait «élevés». C’était le temps de partir vers d’autres défis.
Mais, tout au long de ces années, de belles solidarités ont été vécues autour des projets chorégraphiques (les siens et ceux de la «relève»), autour d’activités de «médiation culturelle» comme on dit aujourd’hui, d’enseignement à l’École du GNA. Solidarité encore, face à la précarité, aux coups durs de la vie des uns et des autres, des bonnes et des mauvaises critiques. Ah! Galloway, Gingras!
Martine, fonceuse, a toujours eu une longueur d’avance et de l’ambition pour nous, pour la danse. À L’UQÀM, où nous serons collègues, le programme de baccalauréat à peine en place, elle initie déjà celui de maîtrise que nous développerons à partir de son élan. Elle voit grand pour l’Agora – au début, pas toujours comprise du milieu –, et anticipe sa vocation. Nous suivons, épaulons, parfois essoufflées par ses accélérations, parfois récalcitrantes, mais consentantes au final. On connaît la suite.
La vie a fait son œuvre, nous a éloignées, sans que jamais mon attachement ne se délie. Il a été fait, je pense, d’un fond commun de convictions et de respect.
Michèle Febvre
24 janvier 2018
Mention photographique: Le Groupe Nouvelle Aire en répétition: on y voit Martine Époque, Johanne Vita, Michèle Bertrand, Monique Giard, Louise Gauvreau, Sylvie Pinard, Paul Lapointe, Philippe Vita et Solange Paquette, 1972. © Inconnu, Bibliothèque de la danse Vincent-Warren