Briser la glace avec la tradition
Depuis que je suis installée à Montréal, j’ose beaucoup plus créer et présenter mes œuvres de danse traditionnelle japonaise que quand j’étais au Japon. Venir à Montréal était en quelque sorte mon destin.
Au Japon, il est très difficile d’entrer dans l’univers des arts de la scène traditionnels. On peut apprendre, mais c’est très rare que l’on puisse devenir un artiste professionnel. Historiquement, les privilèges des artistes sont protégés. Donc, très souvent, il faut naître dans la « famille » de la danse traditionnelle pour être considéré comme un danseur de danse traditionnelle japonaise professionnel. C’était d’autant plus vrai quand je vivais au Japon.
Ma rencontre avec la danse
Je suis née dans une famille qui n’était pas très proche de l’art traditionnel japonais et j’ai reçu une éducation plutôt américanisée, donc je n’avais pas un accès facile à la découverte de la culture de mon pays. J’ai découvert la beauté de la danse traditionnelle japonaise assez tard dans ma vie: j’étais étudiante en théâtre à l’Université, quand j’ai été frappée par la performance du professeur de danse traditionnelle japonaise. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré et découvert la beauté de la culture des arts vivants de mon propre pays. J’ai pratiqué la danse traditionnelle japonaise occasionnellement, mais je n’aurais jamais pensé danser devant un public. Parce que je sentais que c’était une pratique inaccessible.
Le bon côté de cet élitisme est que la qualité de la performance est préservée; les danseurs commencent à s’entraîner dès leur plus jeune âge et se perfectionnent au fil du temps.
Je suis arrivée ici empreinte de cette mentalité de la danse traditionnelle japonaise. J’ai alors été très confuse quand on m’a demandé de faire un spectacle pour présenter le Japon. En même temps, les idées pour présenter la danse traditionnelle japonaise se sont tout de suite bousculées dans ma tête. Mais je me suis demandé mille fois:
« Est-ce que j’ai le droit de faire de la danse japonaise pour le spectacle? Je n’ai même pas de kimono pour le costume! »
De la tradition au folklore
J’ai eu la chance d’assister à des spectacles de danse traditionnelle d’autres pays et ma vision des choses a commencé à changer, ou plutôt j’ai ressenti l’urgence de présenter de la danse traditionnelle japonaise! J’apprécie beaucoup de découvrir des danses originaires d’autres pays.
« Partager nos traditions a beaucoup de valeur. »
Après avoir brisé la glace en créant un spectacle de danse traditionnelle du pays où je suis née, j’ai été surprise que la réaction du public soit si positive. J’étais tellement contente!
J’ai commencé à danser dans un groupe du tambour japonais et un groupe de musique traditionnelle japonaise. Notre collaboration artistique fonctionnait très bien, mais je me sentais toujours un peu inquiète quant à mon droit de présenter de la danse traditionnelle sans le nom de famille officiel des professionnels au Japon.
À ce moment-là, j’ai rencontré un professeur professionnel de danse folklorique japonaise, qui présentait des spectacles à l’international. J’ai découvert alors que le monde de la danse folklorique est beaucoup plus ouvert que celui de la danse traditionnelle officielle. La danse folklorique japonaise offre plus de dynamiques différentes que la danse traditionnelle japonaise, tout en gardant une base de mouvements très semblable à la danse traditionnelle.
La caractéristique de la danse folklorique japonaise est qu’elle vient du peuple, donc il y beaucoup des mouvements liés aux différentes professions. Par exemple, il y a la danse des pêcheurs, la danse du travail dans les champs de fleurs pour la récolte de l’huile, le travail dans les rizières, etc. Naturellement, les mouvements de la danse folklorique sont très souvent plus dynamiques et plus proches des passions du peuple, ce qui attire davantage le public. J’ai donc décidé d’apprendre la danse folklorique avec ce professeur. C’était en 2008.
Rendre hommage à la culture en la démocratisant
Grâce à la popularité grandissante de la culture japonaise au Québec, comme les mangas, le karaté, etc. beaucoup de personnes ont commencé à voir aussi un intérêt dans la danse japonaise. Le nombre de passionnés a augmenté et un groupe de danse folklorique japonaise est né. J’ai eu la chance de pouvoir exprimer pleinement ma créativité et présenter des spectacles avec ce groupe.
Un jour, j’ai eu l’opportunité de créer un spectacle pour moi-même. J’ai choisi de créer autour de l’histoire de la créatrice du Kabuki, qui est un des styles de danse-théâtre traditionnels japonais. Le Kabuki existe depuis 400 ans et est toujours populaire au Japon. Interdit par le gouvernement au début de son histoire, le Kabuki est joué, encore aujourd’hui, exclusivement par des hommes. Pourtant, il a été créé par une danseuse qui s’appelle OKUNI. Avant le Kabuki, la danse présentée au public était plutôt destinée aux samouraïs et dansée seulement par des hommes ou par quelques jeunes danseuses qui dansaient religieusement. OKUNI a brisé ces codes et créé la danse-théâtre pour le peuple. J’ai trouvé une sorte de similarité entre OKUNI et moi.
« Je sentais que, moi aussi, j’étais en train de briser les codes de la danse traditionnelle japonaise au Canada pour la rendre plus accessible au grand public. »
Ma création de danse-théâtre OKUNI a été jouée en 2016 et 2019 dans des salles de spectacles à Montréal. Aujourd’hui, son histoire perdure puisqu’un artiste du spectacle est en train de créer une nouvelle pièce, NAÉ, inspirée par OKUNI, à laquelle je participe et cocrée les portions de danse. Nous présenterons cette pièce à Toronto cet automne.
Quand on casse la coutume, la tradition, pour satisfaire l’expérience du grand public, je sens que c’est un moment de changement dans l’histoire. Pour moi, c’est ici, à Montréal, Québec, Canada, que l’occasion m’a été donnée de faire une partie de ce changement de la culture traditionnelle japonaise. Bien sûr, c’est aussi important de faire perdurer la forme traditionnelle par la « famille » de professionnels. Mais je sens personnellement que ma tâche pour la danse traditionnelle et folklorique japonaises est de partager la forme et l’esprit de ces danses. J’aime énormément ma vie ici, au Québec, qui me permet d’oser danser et créer la danse traditionnelle et folklorique japonaise à ma façon, avec mes inspirations.
Kayo Yasuhara est une danseuse, comédienne, chanteuse et musicienne.
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