Cinq regards sur le patrimoine de la danse
Rendre hommage à ceux qui nous ont précédés, transmettre à ceux qui nous suivront, assurer son legs artistique, sauvegarder sa culture, raconter une histoire ou s’inscrire dans l’Histoire… Les intérêts à préserver le patrimoine de la danse sont nombreux, tant dans une perspective individuelle que collective et nationale. C’est ce qu’ont démontré les cinq intervenants de la table ronde organisée par le Regroupement québécois de la danse lors de la Journée internationale de la danse 2019. À travers le récit de leurs expériences personnelles et protéiformes, ils ont partagé leur vision d’un patrimoine de la danse qui résonne de manière extrêmement vibrante dans le présent.
Des danses autochtones à protéger et mieux connaître
«Je n’aime pas qu’on parle de danse autochtone [au singulier], car il s’agit d’un champ vaste qui comprend des danses très différentes selon les territoires.»
– Sylvain Rivard
En illustrant son propos de nombreuses archives iconographiques, l’artiste multidisciplinaire d’origine abénakis Sylvain Rivard a brossé un portrait éclairant de la survivance et de la transmission des danses autochtones au Canada. Guerrières, sociales, spirituelles, ces dernières sont porteuses de multiples sens et esthétiques selon les nations autochtones, leur provenance géographique et leur contexte historique. Elles tendent à se moderniser au début des années 1950, alors qu’est levée l’interdiction par la Loi sur les Indiens de pratiquer les danses traditionnelles et les cérémonies religieuses autochtones. «Des danses qui n’existaient pas ont été inventées pour plaire et répondre aux commandes des Occidentaux» analyse Sylvain Rivard qui observe une transformation esthétique parfois caricaturale avec un important recours aux plumes et tambourins comme on en retrouve dans des vaudevilles, à Broadway, ou encore dans les films hollywoodiens. Il nous apprend aussi que les pow-wow, ces danses autochtones emblématiques que nous voyons souvent ici, viennent de l’ouest du Canada et n’ont été importées au Québec qu’au milieu du 20e siècle. Il invite à ne pas emprisonner les danses autochtones dans une représentation fabulée de ce qu’on imagine être autochtone, de ce qui «fait indien». Alors, comment faire évoluer le regard occidental sur les danses autochtones? Partager, transmettre aux plus jeunes, donner à réfléchir tout en gardant le sens de l’humour, invite humblement Sylvain Rivard.
Une source d’inspiration pour les jeunes
«Les archives sont un outil d’apprentissage stimulant, très intéressant pour plonger dans l’histoire.»
– Valérie Lessard
Saviez-vous qu’il y a sept fonds d’archives en danse conservés à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ)? C’est en tout cas ce que l’archiviste et enseignante en histoire de la danse Valérie Lessard fait découvrir depuis deux ans aux étudiants de 2e année collégiale de l’École de danse contemporaine de Montréal. Tels des apprentis détectives, les élèves enfilent littéralement des gants blancs pour fouiller dans les trésors des Grands Ballets Canadiens, de Fernand Nault, Ludmilla Chiriaeff, Martine Époque, Paul-André Fortier, Jean-Pierre Perreault ou du Festival international de nouvelle danse, feu le FIND, lors d’une visite au magnifique centre d’archives de BAnQ. Ce travail de recherche est au cœur d’un projet pédagogique motivant qui vise entre autres à conscientiser les étudiants à l’importance de la conservation et de la valorisation du patrimoine de la danse, à les initier à de nouvelles méthodes de recherche, à leur faire éprouver l’impact émotif du contact avec les archives et à utiliser ces dernières comme source d’inspiration et de création. Documentaire, vidéo-danse, exposition, émission de radio, scrapbook géant ou performance… Les étudiants ne manquent pas d’imagination pour redonner vie à ces archives dans leur projet de fin d’année!
Un legs pour sa communauté
«La notion de testament artistique devrait tous nous intéresser, car on arrive tous un jour ou l’autre au bout du chemin. (…) Je pense qu’un legs peut être éminemment vivant.»
– Paul-André Fortier
Le chorégraphe et interprète Paul-André Fortier ouvrait son intervention sur le testament artistique avec un brin d’humour en arguant que la «notion de testament est abstraite pour la majeure partie des gens. On ne se sent pas concerné, on se dit que c’est pour les vieux ou pour les riches qui ont beaucoup à léguer. Mais tester, ça ne tue pas.» Quand il a entamé ses réflexions sur le testament artistique, il y a quelques années, Paul-André Fortier s’est d’abord interrogé sur ce qu’il voulait léguer de son patrimoine chorégraphique et à qui. Pensant aux contribuables dont les impôts lui ont permis de recevoir des subventions et de mener sa carrière, il lui a paru tout naturel de destiner son legs à la société. Il ajoute que la communauté de la danse est sa seconde héritière. C’est dans cette optique qu’il a finalement opté pour créer un fonds à la Fondation du Grand Montréal. Les questions testamentaires étant complexes, Paul-André Fortier invite les artistes à concevoir leur projet de legs comme une œuvre de création et se fait rassurant en promettant qu’on s’y retrouve si on n’essaie pas de tout comprendre d’un coup. Il invite ceux qui voudraient faire leur testament artistique à profiter du modèle élaboré en 2015 par Me Sophie Préfontaine. Un document qui offre un cadre de réflexion fort utile, même si, comme le pointe Paul-André Fortier le regard tourné vers l’avenir, le modèle pourrait être actualisé pour mieux prendre en considération les enjeux récents du virage numérique et de la gestion des droits d’auteurs. À bon entendeur… Fortier tend le relais aux plus jeunes.
De l’artiste comme «corps archive»
«Je viens vous parler de la mémoire dans ma peau, de la mémoire comme corps archive.»
– Isabelle Poirier
L’interprète, enseignante et directrice des répétitions Isabelle Poirier a eu l’occasion rare, en 2015 et 2016, de redonner vie à deux solos de danse contemporaine: Cartes postales de chimère, que signait Louise Bédard en 1996 et Les choses dernières, que Lucie Grégoire incarnait en 1994. Elle a livré un témoignage aussi sensible que passionnant sur le rôle du «corps archive» et du «corps mémoire» dans la transmission d’une œuvre chorégraphique. En plus des notes, cahiers et ouvrages de référence qui ont servi à nourrir cette passation des œuvres, le travail en studio avec les artistes qui avaient interprété ces rôles une vingtaine d’années plus tôt a été le poumon d’une «transmission de plus en plus vivante et incarnée». Ces reprises figurent parmi les plus grands défis d’interprétation qu’Isabelle Poirier a expérimentés dans sa carrière: elle a dû y apprivoiser la physicalité et les états de corps propres à chacune de ces œuvres et de leurs créatrices, incarner de multiples femmes, travailler sur le muscle et le nerf dans l’œuvre de Lucie Grégoire et compter jusqu’à 85 dans celle de Louise Bédard. Pour elle, «la reprise d’œuvre n’est pas que tournée vers le passé, elle s’ancre dans le présent. C’est un legs porté dans notre corps qui se réactualise».
Garder les œuvres vivantes
«Il faut avoir confiance dans notre créativité passée pour nourrir notre créativité d’avenir.»
– André Laprise
Le fiduciaire et répétiteur attitré du Fonds chorégraphique Fernand Nault revenait galvanisé de Denver où venait tout juste d’être remontée l’œuvre majeure Carmina Burana. Il faut dire qu’André Laprise a le patrimoine et la transmission des œuvres chorégraphiques tatoués sur le cœur. Lui qui assure la pérennité et la promotion du répertoire chorégraphique du créateur de Casse-Noisette et qui veille à protéger le droit moral de son auteur, il croit profondément que la danse, comme art vivant, gagne à être transmise et reprise sur scène pour continuer à servir de source d’inspiration. Il insiste sur le caractère primordial du remontage, du réemploi et de la recréation et rappelle que le Fonds philanthropique Fernand Nault peut aider aux projets de remontage et d’intégration de la relève pédagogique, chorégraphique et d’interprétation en danse. Actuellement affairé aux préparatifs des proches célébrations du 100e anniversaire de Fernand Nault, il souligne aussi que l’art chorégraphique québécois a encore un long chemin à parcourir pour faire connaître son histoire. Pour André Laprise, «la création a été bien soutenue, mais on a l’habitude de jeter et de ne pas récupérer». Le plus difficile, selon lui, est de déterminer ce que l’on veut préserver: «c’est le premier stress, mais aussi la première joie. Après, on sait où on va.»
Tel un kaléidoscope qui brille de ses mille couleurs, le patrimoine de la danse recèle de trésors qu’on ne saurait écrouer dans une vision figée de l’histoire. À chacun de nous de raconter son histoire de la danse au Québec. À chacun de s’en inspirer pour nourrir son appartenance, son imaginaire ou sa créativité. Préserver, constituer, utiliser et faire rayonner ce patrimoine implique les artistes en danse, les organismes et les institutions de mémoire. Et pour savoir par où commencer, on peut consulter la publication Du patrimoine de la danse au Québec, État des lieux, perspectives et conseils pratiques, outil précieux dont le lancement a offert un prétexte idéal pour cette table ronde inspirante.
La table ronde du RQD Cinq regards sur le patrimoine de la danse s’est tenue au WILDER, le lundi 29 avril 2019 à l’occasion de la Journée internationale de la danse et du lancement de la publication Du patrimoine de la danse au Québec, État des lieux, perspectives et conseils pratiques.