Repenser notre regard sur la danse
par Par Katya MontaignacLes créations contemporaines nous invitent constamment à moduler notre regard, changer notre point de vue, déconstruire nos référents et ainsi élargir nos définitions de l’art. Elles mettent au défi nos habitudes culturelles conditionnées par des patterns plus ou moins conscients. Comment peut-on alors aborder et percevoir la danse autrement? Quelques clés de lecture par Katya Montaignac.
Comment regarder la danse?
Il n’y a pas de recette! D’une part, tout regard sur la danse dépend avant tout d’un point de vue subjectif basé sur la relation que chaque spectateur entretient avec l’œuvre/la danse/l’art en fonction de son héritage culturel.
D’autre part, de par son caractère fugace et insaisissable, la danse offre une multiplicité d’interprétations. La variété de ces perceptions nourrit et enrichit l’œuvre: «dans l’analyse du geste artistique, le marionnettiste supposé ne tient jamais toutes les ficelles: chaque spectateur, acteur, technicien, organisateur, tient au moins l’un des fils» nous rappelle le chorégraphe Boris Charmatz[1].
1. Prendre conscience de nos lunettes
On essaie souvent de «comprendre» la danse et on se fait dire: «La danse, ça se ressent!» Tel un petit guide pratique pour le spectateur de danse contemporaine, cette courte vidéo[2] illustre de façon simple et ludique la relation kinesthésique intrinsèque à l’œuvre de danse. Cependant, nous ne sommes pas tous sensibles aux mêmes choses. Verbaliser ce qui nous reste d’un spectacle permet de saisir nos habitudes perceptives: qu’est-ce que je regarde dans un spectacle de danse? Et qu’est-ce que j’en retiens (une image, une idée, une sensation, un mouvement…)?
2. Verbaliser ce que nous fait l’œuvre
Toute œuvre chorégraphique présente un projet de corps, d’organisation de l’espace et du regard, éminemment politique. Avez-vous déjà ressenti, comme l’auteur, scénariste et dessinateur Francis Desharnais, la peur de ne pas comprendre[3]? Plutôt que de chercher le sens (caché) de l’œuvre, il me semble personnellement plus inspirant de m’interroger sur «ce que l’œuvre me fait. Qu’est-ce qu’elle transforme en moi, en termes de perception (…), de culture, de discours, de pensée esthétique, etc.?»[4].
3. Échanger, discuter, débattre
Vous êtes mal à l’aise devant une œuvre mais vous ne savez pas très bien pourquoi? Rien de mieux que d’échanger avec un autre spectateur. Partager notre « lecture » ou expérience de l’œuvre entretient et prolonge l’exercice du regard. Nos points de vue ne sont pas nécessairement contradictoires mais complémentaires. Si l’art est vivant, c’est davantage parce qu’il est un lieu de dissensus plutôt qu’un fantasme d’universalité.
4. Réinventer, s’approprier l’œuvre
On compare souvent la danse avec le théâtre parce qu’elle en partage la scène alors qu’elle est sans doute plus proche des arts visuels dans son rapport à l’abstraction et à la sensorialité. Tout discours sur l’œuvre est ainsi une «re-fabrication» de l’objet à travers les opérations de sélection de notre mémoire[5] et de nos perceptions sensibles. Michel Bernard parle du travail de réinvention de l’œuvre par le spectateur[6] et Gérard Mayen d’«une chorégraphie du regard»[7].
5. Actualiser le regard
Si le travail du danseur consiste à se «dé-saisir» de son savoir-faire et de ses habitudes pour s’adapter à différents rapports au corps et au mouvement, le «travail» du spectateur pourrait se soumettre à un exercice similaire afin de moduler son regard et sa perception en fonction de la singularité des œuvres[8].
Pour terminer, vous êtes-vous souvent retrouvés dans une discussion sur la nature d’un spectacle? Était-ce de la danse, du théâtre, une «performance», une installation, de l’art social? Pour ouvrir la réflexion, j’aime particulièrement cette inspirante question que j’emprunte à Gérard Mayen et qui nous invite plutôt à repérer «par où [passe] la danse?»[9]
Katya Montaignac participe en tant que danseuse et créatrice à de nombreux Objets Dansants Non identifiés à Paris et à Montréal, et notamment aux projets chorégraphiques de La 2e Porte à Gauche dont elle signe la direction artistique de 2007 à 2018. Docteure en Études et pratiques des arts à l’UQAM, elle «soigne les maux» des chorégraphes en œuvrant en tant que dramaturge. Elle offrira la formation Élargir son regard et son discours sur la danse à Québec les 15 et 16 février 2019.
En complément, quelques regards sur la danse:
- Si j'accepte de me laisser déplacer | par Karine Ledoyen
- Laisser voir des humains | par Frédérick Gravel
- Plonger dedans | par Dena Davida
- Des yeux qui transpercent l’espace | par Marie Mougeolle
- Le vertige d'un Tête-à-Tête | par Sophie Corriveau
- Jamais je n’ai espéré qu’ils se mettent à danser | par Mélanie Demers
- I’m sure you are looking at us | par Katya Montaignac
- Cogitations sur le travail du danseur | par Brice Noeser
- Être punk en danse contemporaine | par Sylvain Verstricht
- À deux doigts de la mort | par Claudia Chan Tak
- Regarder la danse | entrevue avec Robert St-Amour
[1] Boris Charmatz et Isabelle Launay (2002), Entretenir à propos d’une danse contemporaine. Paris: Presse du Réel, p. 177-178.
[2] Planet Dance: Body Talk – Part 1, vidéo réalisée en 2014 par The Place à Londres.
[3] La peur de ne pas comprendre, planche de Francis Desharnais sur la danse pour le blogue de la Rotonde en 2015.
[4] Isabelle Ginot et Christine Roquet (2003), in Être ensemble: figures de la communauté en danse depuis le XXe siècle. Paris: Centre national de la danse, p. 272.
[5] Isabelle Ginot (2006), La critique en danse contemporaine: théories et pratiques, pertinences et délires. Saint-Denis: Université Paris VIII [non publié], p. 48.
[6] Michel Bernard (2001), De la création chorégraphique. Paris: Centre national de la danse, p. 213: «toute écriture chorégraphique d’un spectacle est toujours réécrite non par le jeu de l’interprétation seule, mais par celui du simple exercice de la perception du spectateur».
[7] Gérard Mayen (2004). Pour une chorégraphie des regards. Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des publics.
[8] Pour le philosophe Marc Jimenez (2004), l’histoire de l’art se constitue ainsi «en fonction des œuvres et non pas l’inverse», in L’esthétique contemporaine: tendances et enjeux. Paris Klincksiek, p. 25.
[9] Gérard Mayen (2005), De marche en danse: dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier. Paris: L’Harmattan, p. 13.