Quel accès au spectacle pour les sourds et malentendants?
En 2015, une rencontre avec le Comité d’aide aux femmes Sourdes de Québec (CAFSQ) dans le cadre du projet Les Veillées marque un tournant majeur pour la compagnie de danse Code Universel. Dans une approche inclusive et égalitaire, un vaste projet de médiation culturelle s’amorce: en parallèle d’une série d’activités d’initiation à la danse, un processus exploratoire réunit des femmes Sourdes* et des artistes féminines dans le but de développer un langage artistique commun qui aboutira à la présentation d’une pièce dansée, Elle(S), devant un public sourd et entendant. Au début de cette aventure, nous ne mesurions pas les défis à relever, ni à quel point cette expérience allait nous transformer.
De l’intime à l’estime
Le vécu personnel des femmes Sourdes était au cœur de notre démarche. Lors de notre première rencontre, j’ai été ému par leurs histoires, leurs expériences de vie, leur courage et leur résilience. Outre le fait qu’il fallait avoir une dérogation pour être accepté dans les locaux (puisque je suis un homme), lentement, progressivement, nous avons tissé des liens de confiance. Elles ont acquis une autonomie dans le projet, s’activant dans notre démarche artistique et partageant nos visions communes. Petit à petit, les barrières sont tombées… jusqu’à oser une présentation publique de Elle(S), une œuvre fusionnant danse et théâtre, parole et langue des signes (LSQ).
La directrice du CAFSQ, Mélanie Leblanc, constate que «les retombées sur la clientèle du CAFSQ ont été épanouissantes et [que la médiation culturelle en danse] a eu des effets bénéfiques». D’après elle, les participantes ont développé une meilleure estime d’elles-mêmes et leur façon de communiquer avec les entendant-e-s a évolué.
À l’issue du projet, plusieurs participantes ont souhaité assister à des spectacles afin de continuer à cultiver leur curiosité de la danse et d’autres formes d’art. Certaines ont réalisé la possibilité d’être artiste malgré leur handicap. D’autre part, elles ont aussi manifesté le désir de vivre une expérience professionnelle plus poussée. Un rêve que l’équipe d’artistes partage avec un nouveau projet qui sera en création lors de la saison prochaine tout en permettant aux femmes Sourdes d’être rémunérées.
Accueillir un public malentendant, un parcours de combattant
Ce projet nous a ouvert les yeux sur l’accès difficile des communautés Sourdes et malentendantes aux arts de la scène. Nous étions pleins de bonne volonté, mais avions candidement sous-estimé les obstacles. Comment allions-nous organiser la présence d’une interprète en langue des signes sans altérer les œuvres auxquelles elles allaient assister? Un vrai défi!
Première étape: entamer des démarches auprès du Service régional d’interprétariat de l’est du Québec (SRIEQ) afin d’assurer la présence d’une personne pour signer nos représentations en LSQ. Malheureusement, même si la mission de cet organisme tient du service d’interprétation ou d’aide à la communication aux personnes sourdes, il nous était impossible d’obtenir ce type de service dans le cadre d’un spectacle considéré non essentiel. Comme alternative, nous avons sollicité une âme charitable afin de nous aider gracieusement et demandé une dérogation auprès du SRIEQ.
Deuxième étape: nous assurer que l’interprète pressentie avait les compétences nécessaires pour insuffler toute la poésie et les subtilités des textes. Nous lui avons alors acheminé ceux-ci et l’avons invitée à participer à nos dernières répétitions. À la générale, nous l’avons intégrée à la mise en mouvement.
Pour terminer, certaines femmes de cette communauté souffrant du syndrome d’Usher – perte d’audition (surdité) combinée à un trouble de la vue (rétinite pigmentaire) ou une dégénérescence oculaire – nous devions porter une attention particulière au positionnement de l’interprète sur scène tout en nous assurant d’un éclairage adéquat.
Pour une meilleure accessibilité
Après deux essais concluants, nous voulons maintenant assurer la continuité de cette nouvelle offre tout en rémunérant l’interprète. À l’avenir, avec la précieuse collaboration du CAFSQ, pour chacune des créations de Code Universel, nous souhaitons adapter une représentation pour permettre à cette communauté d’y assister. Ainsi, nous espérons participer à l’amélioration de leurs conditions de vie. Pour réaliser notre ambition, nous avons interpelé les différents paliers gouvernementaux, mais aucun programme ne correspondait à notre besoin. C’est seulement grâce à une enveloppe spéciale que nous avons obtenu une aide ponctuelle de la Ville de Québec pour notre troisième essai.
Avec cette expérience et notre compréhension un peu plus affinée de la réalité vécue par les communautés Sourdes et malentendantes, comment pouvons-nous maintenant faciliter leur accès aux arts et à la culture? À l’heure où les exclusions systémiques sont pointées de toutes parts, nos dirigeants n’oublient-ils pas certaines communautés comme les personnes Sourdes et handicapées?
En tant que société, notre volonté de créer un environnement favorable et des conditions propices au vivre-ensemble doit s’appliquer à tous ceux qui souhaitent participer à la vie sociale, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Malgré ces difficultés, nous avons atteint notre objectif. Avec ces gestes, si petits et humbles qu’ils soient, nous espérons faire une différence auprès de cette communauté et ainsi contribuer au cheminement d’une société vers une meilleure qualité de vie de ces citoyen-ne-s. Nous sommes fiers des femmes qui ont participé à notre projet et des progrès qu’elles ont accomplis. Ce qu’elles ont offert au public était authentique et touchant. Longue vie à Elle(S)!
Daniel Bélanger
Chorégraphe et directeur artistique, Code universel
* Pour ces femmes, il est important d’écrire une majuscule initiale comme on le fait pour les noms qui désignent un peuple. Dans le titre du spectacles, en plus du pluriel, l’utilisation du (S) signifie aussi « Sourde ».
Vox Pop du projet Elle(S)