Ce qu’il reste(ra) de nous
«Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va, car il ne sait pas où il est.» Cet adage sur la nécessité de connaître son histoire pour une meilleure maîtrise de son destin et de ses choix apparaît sous diverses formulations un peu partout dans le monde. Le chorégraphe et artiste visuel Adam Kinner compte parmi ceux qui en ont bien compris la pertinence dans le cadre de sa pratique artistique. Dans sa récente Suite canadienne, une démonstration, il aborde selon une perspective «décoloniale» une chorégraphie créée en 1957 par Ludmilla Chiriaeff, célébrant l’héritage laissé par celle qu’on appelait «Madame» tout en engageant une relecture critique de l’histoire du ballet au Québec. Sans archives, une telle œuvre n’aurait pu exister. Elle donne un exemple parmi d’autres de l’importance capitale d’avoir accès au patrimoine de la danse et, pour ce faire, de veiller en premier lieu à sa constitution. Un gros défi dans un contexte où le temps manque autant que les ressources humaines et financières et où la priorité est souvent de réussir à financer une prochaine création et à assurer sa survie au quotidien.
Pour beaucoup, la constitution du patrimoine de la danse semble aussi inaccessible que celle d’un fonds de retraite. C’est pourquoi elle reste encore absente de la plupart des plans de développement et de carrière. On commence à y penser quand on avance en âge, quand on se rend compte que les jeunes générations ignorent majoritairement ce qu’on a apporté à la culture chorégraphique, quand on se questionne sur les traces qu’on aimerait laisser après avoir tiré sa révérence. Entre temps, bien des richesses de l’histoire qui s’écrit sur nos scènes depuis le 20e siècle sont tout bonnement jetées ou conservées pelle-mêle dans des lieux physiques ou virtuels dont personne n’aura jamais la clé. Sans volonté politique claire et sans budgets dédiés, des pans entiers de cette histoire sombreront dans l’oubli. Il apparaît urgent de développer une solide culture de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine de la danse.
Fort heureusement, ce portrait sombre de la situation se nuance de belles zones de lumière et d’expériences porteuses d’espoir pour l’avenir de nos legs artistiques. C’est ce que révèle Du patrimoine de la danse au Québec, État des lieux, perspectives et conseils pratiques, publication du RQD d’une centaine de pages dont le lancement est prévu le 29 avril prochain. Visant à nourrir les connaissances et les réflexions sur le sujet et à outiller les professionnels pour passer à l’action, elle exalte la dimension protéiforme du patrimoine de la danse en ouvrant les perspectives sur la grande diversité des approches pour le constituer, le sauvegarder et le faire rayonner.
À l’instar d’Adam Kinner qui repense l’histoire ou, autre exemple, de Catherine Lavoie-Marcus, qui l’actualise en dansant des archives fictives réalisées à partir de collages dans Les anarchives Sullivan, bien des artistes font dialoguer patrimoine et création. À ce titre, Histoire(s), dans laquelle Olga de Soto met en scène les témoignages-souvenirs de spectateurs du tout premier ballet présenté à Paris après la Seconde Guerre mondiale, est l’une des œuvres qui a marqué la mémoire de la spectatrice que je suis. Je l’ai vue en 2005 et je la porte encore en moi. Précisons au passage que les souvenirs des individus, artistes ou autres, font partie intégrante de la richesse patrimoniale. Nombreux sont ceux qui préservent ou réactivent ces mémoires anciennes en conservant les traces du passé, en remontant des œuvres, en puisant dans les archives existantes pour les projets les plus variés.
Signe identitaire, source de sens, facteur de cohésion, de développement et de rayonnement, le patrimoine est un bien commun à défendre et à chérir. C’est pourquoi le RQD marquera la Journée internationale de la danse avec trois activités sur ce thème. Surveillez la sortie du programme et, d’ici là, jetez un œil sur cette formation qui vous offre la possibilité de mettre le pied à l’étrier. À toute grande aventure, il faut un premier pas.
Fabienne Cabado
Directrice générale du Regroupement québécois de la danse